Crise sanitaire : le droit rattrape la famille

09 juin 2020 par emilie biland
La sociologie de la famille présente de nombreux apports pour analyser la crise que nous vivons, et pour mieux y faire face. Extrait d'un article publié par cinq sociologues, dont quatre membres de l'équipe Justines, dans la revue Mouvements, en juin 2020.

La famille est « le plus familier des objets » selon l’expression du sociologue Rémi Lenoir. Elle apparaît sous l’évidence du déjà-là, du naturel et de l’universel. Nous défendons l’idée que pour mieux comprendre et combattre la pandémie, il est nécessaire d’interroger ce sens commun à partir des recherches en sciences sociales. Car, comme ces dernières le montrent, la famille est une construction historique, sociale, administrative, juridique, économique, religieuse, politique et scientifique. Cette analyse réinscrit les relations familiales dans les rapports sociaux de classe, de genre, de race, de génération, de sexualité et de dépendance qui les traversent et qu’elles façonnent en retour. Elle montre notamment comment le droit rattrape brutalement les rapports familiaux durant cette crise.

Les relations entre personnes apparentées sont institutionnalisées, au sens où elles sont associées à des droits et à des devoirs différenciés, régis par le droit ou des normes sociales plus ou moins contraignantes. Pendant de longues périodes de la vie familiale, la « parenté pratique », comme l’a nommée Florence Weber, peut échapper au rappel des règles juridiques et s’organiser plutôt en fonction des ressources spécifiques des membres des familles. C’est souvent en période de crise que ressurgit le caractère juridiquement institué des relations familiales: lors d’une séparation, d’un décès et de l’organisation d’une succession, d’une mise sous tutelle ou curatelle, d’un placement en institution.

La pandémie est une de ces crises : le cadre légal et normatif des relations familiales y a surgi de façon soudaine. Parce que les libertés publiques ont été réduites, des acteurs divers, tantôt publics, tantôt privés, ont été amenés à statuer sur les contours légitimes des relations et des pratiques familiales.

Ainsi, en France, sur la route ou dans les transports en commun, les policier·ères et gendarmes ont été amenés à évaluer le « motif familial impérieux » avancé par les automobilistes et les passant·es pour justifier un déplacement dérogatoire. Les forces de l’ordre ont participé de ce fait au gouvernement des familles, et leur pouvoir ne s’est pas appliqué à toutes et tous partout et de la même façon, selon des processus discriminatoires bien connus. À l’entrée des magasins, au nom du principe disposant qu’une seule personne par foyer devait faire les courses, des vigiles ont refusé de faire entrer des mères accompagnées de leurs enfants. Face au tollé suscité par des témoignages largement diffusés sur les réseaux sociaux, le Défenseur des Droits a émis un communiqué pour limiter ce pouvoir discrétionnaire, en rappelant les dispositions légales.

La question des inégales ressources pour faire valoir ses droits pendant le confinement s’est posée de façon d’autant plus aiguë que l’institution judiciaire ne fonctionnait plus comme d’ordinaire. De nombreux parents séparés ont, par exemple, été confronté·es à des dilemmes, nourrissant parfois les conflits préexistants : en cas de soupçon de maladie, ou de vulnérabilité parentale ou enfantine, en cas d’éloignement des domiciles parentaux, en cas d’asymétrie dans les activités professionnelles, fallait-il maintenir ou modifier les arrangements forgés avant la crise ? Avec la quasi-fermeture des tribunaux, beaucoup de questions n’ont pu trouver de réponse de la part du service public de la justice, qui a ainsi laissé les ex-conjoint·es régler leurs conflits entre eux, avec des possibilités très limitées d’officialiser leurs nouveaux arrangements.

En Italie, l’article premier du décret du 26 avril 2020 instituant les modalités pratiques du déconfinement progressif, et en particulier les contours des visites autorisées, a suscité la controverse. Cet article dispose que les Italien·nes pouvaient de nouveau se déplacer pour rencontrer des congiunti, c’est-à-dire leurs « proches parents ». Jugé trop vague et propre à nourrir des interprétations diverses, ce terme a mis le feu aux poudres, au motif qu’il excluait de facto la possibilité de rendre visite aux partenaires amoureux non légitimé·es par le mariage, mais aussi aux relations amicales. Des membres des partis politiques de tous bords s’en sont offusqués, tandis que le sujet trônait en tête des tendances nationales de Twitter.

Pour tenter de lever la confusion, le gouvernement a précisé que les visites autorisées concerneraient tout autant « les parents, les proches, les conjoints, les cohabitants, mais aussi les petits amis et les relations affectives stables [affetti stabili] ». Loin de calmer la tempête politique et médiatique, cette nouvelle expression d’affetti stabili a été considérée comme tout aussi floue et discriminatoire à l’égard des couples non mariés, et plus encore des couples de même sexe. Le leader démocrate de l’opposition Matteo Renzi s’est saisi de la polémique pour déclarer : « Nous avons fait des unions civiles [ouvertes aux couples de même sexe, depuis 2016], nous croyons en la liberté, nous ne pouvons pas laisser l’État décider qui nous devons voir. »

En France aussi, la gestion de crise a fragilisé les relations intimes qui ne s’inscrivaient pas dans un cadre juridique ou qui s’écartaient des normes sociales majoritaires. Les parents – souvent LGBT – qui n’ont pas de filiation établie avec leur(s) enfant(s), ont pu s’en voir privé(s), d’autant plus probablement que les déplacements étaient limités, et que leurs procédures judiciaires de reconnaissance ont pris du retard en raison du ralentissement des activités juridictionnelles. Telle a aussi été la situation des couples non-cohabitants. Pendant la période de confinement strict, impossible de se voir à l’hôtel, il était difficile de s’inviter l’un·e chez l’autre ou même de se donner rendez-vous à l’extérieur si on habitait à plus d’un kilomètre. Des relations épisodiques au polyamour, de nombreuses pratiques échappent à la conjugalité institutionnalisée : la gestion de crise a encore marginalisé ces intimités minoritaires.

Dans certains cas, on le voit, les pouvoirs publics ignorent des situations et des relations que leurs protagonistes ont voulu informelles voire officieuses. Dans beaucoup d’autres, ils sont à l’inverse amenés à statuer sur des demandes de reconnaissance ; ils délimitent alors les frontières entre les formes familiales acceptables et celles qui sont au contraire empêchées.La situation des personnes cherchant à devenir parents par le biais de la gestation pour autrui est emblématique du pouvoir du droit et de l’État dans ce contexte de crise mondiale. En France, le recours à une femme porteuse est interdit, de sorte que des couples se rendent à l’étranger pour y avoir accès. Un cabinet d’avocates spécialisées dans ces procédures rapporte que le 17 mai 2020, le Conseil d’État a rejeté la requête d’un de ces couples, qui demandait au ministère des Affaires Étrangères l’autorisation de se rendre en Ukraine pour chercher sa petite fille, née le 21 avril. Au sens de la loi ukrainienne, cette femme et cet homme sont les parents de cet enfant ; et la « mère d’intention » en France espérait peut-être être reconnue comme mère légale, comme de récentes décisions de la Cour de Cassation ont pu laisser augurer. Tandis que plusieurs autres pays ont autorisé ce type de voyage, pour l’heure, ce bébé, comme une centaine d’autres, doit rester dans une pouponnière ukrainienne. Là encore, les travaux de sciences sociales sur la construction sociale de la filiation ou l’encadrement des corps, des conjugalités et des sexualités ne manquent pas pour saisir ces enjeux.

La recherche en sciences sociales a ainsi beaucoup à apporter pour comprendre le contexte actuel, et lutter contre la pandémie. Pour ce faire, elle doit obtenir les moyens de surmonter les difficultés d’investigation, d’identification et de mesure des relations et des pratiques familiales, comme les moyens de communiquer ses résultats au plus grand nombre.

Pour lire cet article en intégralité, rendez-vous le site de la revue Mouvements.