Pensions alimentaires et fiscalité : réponse à une élue

12 October 2020 par Justines
Céline Bessière et Sibylle Gollac ont été sollicitées en septembre 2020 par une élue à l'Assemblée Nationale, Présidente de la Délégation aux Droits des Femmes, au sujet de la fiscalité des pensions alimentaires. Nous reproduisons ici sa question, et la réponse que nous avons élaborée avec Joachim Cottereau, qui effectue actuellement une thèse sur les conflits économiques entre parents séparés.

« Pourriez-vous m’indiquer si le fait que la personne recevant une pension alimentaire puisse déduire de son revenu fiscal une demi-part au titre de l’enfant à charge, contrairement à celle la payant, constitue un point d’équilibre du système ou non ? »

Madame,

Voici la réponse que nous pouvons vous faire dans la mesure de nos connaissances, en concertation avec Joachim Cottereau, qui effectue actuellement une thèse sur les conflits économiques entre parents séparés.

Pour commencer, comme vous le supposez justement, les inégalités de genre dans la fiscalité ne s’arrêtent pas aux pensions alimentaires. Elles sont également présentes au moment du divorce en cas de paiement d’une prestation compensatoire (entre autres). La prestation compensatoire est réservée aux couples mariées et n’est fixée qu’à l’occasion d’un divorce sur cinq. La médiane des prestations compensatoires se situe entre 25000 euros et 30000 euros pour une durée moyenne de mariage environ égale à 20 ans. Or, celui qui verse la prestation compensatoire aura la possibilité de réduire ses impôts d’un montant égal au quart de la prestation compensatoire. Le montant maximal de la réduction d’impôt est égal à 7500 euros environ. L’année suivant le paiement de la prestation compensatoire, une majorité d’ hommes peuvent donc réduire à zéro le montant de leur impôt sur le revenu. Il s’agit d’une niche fiscale qui profite aux hommes qui payent des impôts sur le revenu élevés, c’est-à-dire les plus riches.

En ce qui concerne la fiscalité des pensions alimentaires, votre question est un cas d’école, qui démontre qu’il faut tenir compte de la façon dont s’articulent les inégalités de richesse liées au genre et au milieu social.

En fait, ce système bénéficie particulièrement aux pères fortunés qui se remettent en couple, a fortiori s’ils ont d’autres enfants.

(i) En cas de résidence classique, ils bénéficient alors :
– de la déduction fiscales des pensions alimentaires versées
– des parts et demi-parts liées à leur recomposition familiale, alors que leur nouvelle conjointe gagne généralement moins qu’eux*, ce qui fait mécaniquement baisser leur taux d’imposition dans le cadre de notre imposition progressive par « foyer fiscal ».

(ii) En cas de résidence alternée, la règle fiscale est différente. En théorie, chaque parent est censé partager par moitié les parts associées aux enfants : celle qui reçoit la pension ne la déclare pas au titre de revenu imposable ; celui qui la verse ne la déduit pas non plus de son revenu imposable. En pratique, d’un commun accord entre les deux ex-conjoints, celui qui verse la pension peut choisir de déduire la pension du revenu imposable et de « renoncer » à toute part enfant (à l’inverse, celle qui recevra la pension devra la déclarer au titre de revenu imposable) (cf. Bulletin des impôts n°11 2004). Par le choix qu’il laisse et l’optimisation fiscale qu’il permet, le droit de la fiscalité en cas de résidence alternée profite une fois encore aux pères les plus fortunés.

(*) Dans les couples de sexe différent, les femmes gagnent en moyenne 45% de moins que les hommes. Elles travaillent pourtant davantage : les femmes en couple avec enfants, quand on tient compte du travail domestique, travaillent en moyenne 54h/semaine contre 51h pour leurs homologues masculins. Seul 1/3 du temps de travail des premières est rémunéré, contre 2/3 pour ces derniers.

Rappelons que :
– il y a plus de pères riches que de mères riches
– la probabilité de se remettre en couple est plus élevée pour les pères que pour les mères séparées (INSEE, portrait social, 2019)
– les déductions fiscales ne concernent que celles et ceux assez riches pour payer des impôts sur le revenu

Ce système est donc particulièrement favorable aux pères séparés non gardiens aisés.

A l’inverse, ce système est particulièrement défavorable aux mères seules qui élèvent des enfants (les familles monoparentales). Les pensions alimentaires gonflent leur revenu imposable. Pour certaines, cela les rend imposables voire augmente leurs impôts, malgré l’effet de la ou des demi-parts supplémentaires. Mais surtout, il y a un effet négatif pour toutes les mères, et tout particulièrement les plus pauvres : c’est sur la base du revenu imposable que la CAF et les administrations calculent leurs droits à différentes prestations (notamment APL, RSA, AAH…) ou le prix à payer pour d’autres (cantine, centre de loisirs…).

Au final, grâce aux économies faites sur ces prestations sociales, ce système fait faire davantage d’économies à l’État qu’un système où les parts fiscales des enfants seraient partagées entre parents au prorata du temps de résidence chez l’un-e et l’autre mais où la pension ne serait pas fiscalisée (elle ne serait ni déduite du revenu du débiteur ni déclarée comme revenu de la créditrice). Or ces économies se font au détriment des femmes pauvres et au bénéfice des hommes riches. Comme nous l’avait avoué un jour un haut fonctionnaire, l’État aurait à perdre à revenir sur ce système, qui lui fait faire des économies sur le dos des familles monoparentales.

Ajoutons que ce système est également défavorable à certains pères non gardiens en situation de précarité. D’abord, il est moins favorable qu’un partage des parts pour les pères aux revenus moyens qui ne se remettent pas en couple. Ensuite (et surtout), le fonctionnement de la CAF est asymétrique : tandis que les mères gardiennes doivent déclarer la pension comme revenu imposable de référence, les pères non gardiens ne peuvent pas déduire la pension du revenu retenu par la CAF pour calculer leurs prestations (y compris l’AAH).

Bref, le système actuel de prise en compte des pensions alimentaires par l’appareil socio-fiscal produit de nombreuses injustices. Il faut avoir en tête que ces injustices sont liées à la fois au souci de réduire les dépenses publiques et à une conception profondément familialiste de notre système redistributif. Deux exemples des effets d’une comptabilité qui s’établit en permanence à l’échelle du « foyer » :

1. Dans les couples de sexe différent qui déclarent leurs impôts en commun et ne réclament pas une individualisation de leur taux d’imposition à la source, du fait des inégalités de revenus dans ces couples (45% en moyenne rappelons-le), les hommes sont généralement imposés à un taux inférieur à celui qui correspondrait à leur seul revenu et les femmes à un taux supérieur. Ce qui renforce d’ailleurs le sentiment des hommes de payer soudain trop d’impôts lorsqu’ils se séparent.

2. Une femme (ou un homme) qui se met en couple avec une personne qui touche des revenus d’un certain montant perd ses droits au RSA et à de nombreux minima sociaux. Elle ne touche plus aucun revenu propre. Cela renforce sa dépendance financière, qui peut s’avérer dramatique dans les situations de violence.

Le système socio-fiscal actuel renforce donc l’interdépendance économique dans les couples et, au final, pénalise les familles monoparentales au bénéfice des pères séparés non gardiens les plus aisés. Du point de vue de la justice entre femmes et hommes comme entre pauvres et riches, on est donc loin d’un « point d’équilibre ».

Nous espérons que ces quelques éléments, présentés le plus synthétiquement possible, vous seront utiles.

Très cordialement,

Céline Bessière, Joachim Cottereau, Sibylle Gollac


En retour, cette élue nous a indiqué l’existence du rapport de la Délégation parlementaire aux droits des femmes à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, qu’on peut trouver ici.
Elle nous a également indiqué participer à une « réflexion de plus long terme sur, d’une part, la cohérence du système fiscal et du système social et, d’autre part, sur les fondements du système socio-fiscal afin de déterminer s’ils sont en mesure de prendre équitablement en compte les nouvelles structures familiales ».