Justice et inégalités au prisme des sciences sociales

Présentation du projet

Développés depuis plusieurs xx décennies dans le monde anglo-saxon, les travaux sur les inégalités sociales face à la justice se concentrent, en France, sur la justice pénale, montrant la très forte surreprésentation des hommes de classe populaire dans ces procédures et discutant l’existence de discriminations en fonction de la nationalité ou de l’appartenance ethno-raciale.

En s’intéressant à la justice du quotidien, de l’ordinaire et de l’intime, le projet JUSTINES entend opérer un premier déplacement par rapport à ces recherches, pour mettre en lumière l’expérience ordinaire qu’ont les citoyen-ne-s de la justice, qui ne se limite pas à la confrontation aux institutions pénales. Prenant pour point de départ un contentieux civil de masse, les affaires familiales, le projet s’étend à de nombreux autres domaines du droit, en fédérant des recherches qui s’articulent aux affaires familiales (justice des mineurs, justice des tutelles, mais aussi traitement des violences conjugales) ou qui, comme elles, permettent d’appréhender le passage en justice de femmes et d’hommes de tous milieux sociaux, aux situations économiques et aux trajectoires migratoires très variées (comme par exemple le contentieux civil opposant propriétaires et locataires). Il vise ainsi à documenter et analyser à grande échelle la variabilité de l’application de la loi et des formes de confrontation à l’institution judiciaire selon la position socio-économique, le sexe et l’orientation sexuelle, l’origine nationale, la trajectoire migratoire, la possession d’un titre de séjour, ou encore selon le lieu de résidence.

Le projet JUSTINES opère un second déplacement en décloisonnant l’analyse pour porter le regard au-delà des tribunaux. Il intègre la question des inégalités dans les usages du droit, entendus en un sens large dans un continuum allant de la confrontation aux administrations aux procès en justice, en passant par les différentes formes de négociation extra-judiciaire. Dès lors, il engage la réflexion sur les inégalités dans le recours aux différents professionnel·les et intermédiaires du droit (avocat·es, notaires, médiateurs, expert·es, travailleurs sociaux, agents administratifs, etc), dans la continuité avec les travaux qui s’intéressent aux rapports entre les street level bureaucrats et les administrés. Prenant appui sur des recherches comparatives localisées à Paris et dans l’agglomération parisienne, tout en offrant plusieurs contrepoints en région, le projet propose de penser à nouveaux frais les inégalités territoriales face au droit, en exploitant des données qualitatives et quantitatives inédites.

En lien avec des chercheur·es du continent nord-américain, le projet JUSTINES réunit une équipe pluridisciplinaire constituée de sociologues, juristes, politistes, économistes et géographes, qui exploite des données quantitatives et qualitatives inédites. Au-delà de sa contribution à la structuration d’un milieu de recherche académique, le projet entend mettre à disposition des professionnel·les du droit, des associations et des acteurs publics des données rigoureuses de qualité et des outils de réflexion pour la lutte contre les inégalités, dans la formation comme dans la pratique.


3 axes de recherche

– Les inégalités de genre face à la justice –

Dans une large palette de contentieux, l’institution judiciaire est amenée à appréhender l’intimité familiale et les rôles parentaux sexués. Des travaux antérieurs réunissant une partie des membres de l’équipe ont déjà permis de constater que la justice familiale consacre souvent les inégalités de genre au sein des couples, car elle tend à reconduire la division sexuée du travail professionnel, domestique et tout particulièrement parental qui caractérise l’ensemble du monde social. Elle contribue ainsi au creusement des inégalités économiques et professionnelles entre hommes et femmes au moment de la séparation. Pourtant, le principe juridique de coparentalité est aujourd’hui au cœur du droit de la famille français. Rappeler aux pères leur rôle économique de pourvoyeurs ou aux mères leur contribution centrale à la prise en charge quotidienne des enfants ne procède par ailleurs pas forcément d’une adhésion des juges à cette division sexuée, avec laquelle ils prennent des distances tout en la reconduisant. Par l’exploitation d’un matériau quantitatif inédit, nous mettons en évidence ce qui relève précisément des demandes des parties et des arbitrages des magistrat·es dans les décisions concernant la division du travail parental et d’éclairer les déterminants de cette contribution paradoxale de l’institution judiciaire au inégalités de genre.

Cet axe aborde également le traitement judiciaire des violences conjugales, qui sont jusque-là restées peu étudiées. Cette question est d’autant plus centrale qu’elle a fait l’objet d’une judiciarisation accrue depuis les années 2000. Ces situations de violence conjugale sont de plus en plus prises en compte dans les procédures de séparation conjugale. Face à ce constat, nous objectivons les nouvelles orientations de la justice française, civile et pénale, en matière de « protection » et de « sécurisation » de celles (ou ceux) qui, à un moment donné de leurs trajectoires, sont confronté-e-s à la violence de leur (ex)partenaire intime. Cela permet de mieux saisir la manière dont les magistrat-e-s se sont ou non saisi-e-s de la récente injonction à la « lutte contre les violences conjugales », non plus uniquement en réprimant les auteurs de ces violences, mais également en protégeant celles et ceux qui en sont les victimes.

Au cœur des travaux des différents membres du projet JUSTINES, la question du genre constitue un angle particulièrement propice pour décloisonner les recherches portant sur différents domaines d’action de la justice, en analysant de manière transversale comment l’institution judiciaire contribue à la diffusion de normes parentales et appréhende l’intimité des couples.

– Les inégalités socio-territoriales –

Les chambres aux affaires familiales mettent en présence des justiciables aux milieux sociaux, aux situations économiques, et aux trajectoires migratoires très variés, et parfois très éloignés de celles des professionnels du droit auxquels ils sont confrontés. Les différenciations sociales face au modèle de la séparation négociée, et plus largement face à la norme du couple parental indissoluble après la séparation persistent, avec une plus forte prévalence des procédures contentieuses de première instance dans les catégories populaires et une augmentation du divorce par consentement mutuel et du recours à la résidence alternée à mesure que les couples s’élèvent dans l’échelle sociale. Toutefois, analyser précisément la manière dont ces variations dans le recours à la justice s’articulent avec des inégalités de genre au sein des couples (division du travail professionnel et domestique, asymétries économiques) mais aussi avec les histoires migratoires des deux conjoints et les éventuelles spécificités qu’elles impliquent (enjeux d’extranéité, désaccords sur l’autorisation de sortie du territoire des enfants, éloignement géographique des parents) dans une perspective intersectionnelle requiert un nouvel étayage empirique et notamment statistique, ainsi que le propose notre enquête.

A travers l’étude des procédures civiles, cet axe viserait par ailleurs à objectiver l’effet territorial sur le traitement judiciaire des affaires, sur la nature même des affaires (caractéristiques et enjeux), et sur les rapports que les justiciables entretiennent avec l’institution judiciaire. Des travaux ont déjà mis en évidence les inégalités territoriales en matière de justice, et notamment l’effet de la taille des tribunaux sur la charge de travail ou les pratiques des juges ainsi que l’inégale répartition des moyens sur le territoire judiciaire français. D’autres travaux ont insisté sur la variété des contextes locaux en matière de traitement pénal, liée à la nature même des contentieux, qui dépend des spécificités sociales et démographiques des territoires. En se concentrant sur la région parisienne aux territoires fortement contrastés, notre enquête permettrait de saisir et d’objectiver l’effet territorial à l’œuvre dans le traitement différencié des affaires conjugales.

– Les intermédiaires du droit –

De nombreux contentieux, comme les affaires familiales, relèvent d’une justice de masse qui fait peser sur les professionnel-le-s du droit de fortes contraintes. Les professionnel-le-s de la justice sont aujourd’hui amenés à adopter des routines dans les interactions avec les justiciables et la rédaction des jugements ainsi, à opérer un tri stratégique au sein des dossiers auxquels ils sont confrontés et à accélérer le traitement des dossiers. Ce contexte les amène aussi à encourager les justiciables au règlement privé de leurs litiges, modèle dont les couples se saisissent aujourd’hui de manière différenciée selon leurs caractéristiques sociales. A l’image des notaires qui se trouvent depuis récemment investis du rôle qu’endossait avant le juge dans les divorces par consentement mutuel, certains intermédiaires du droit jouent un rôle de plus en plus important dans le traitement judiciaire des affaires familiales. Un volet plus qualitatif de notre enquête s’intéressera donc à saisir le rôle de ces acteurs (notaires, avocat·es, greffier·es, huissier·es, agent·es administratives des tribunaux) dans la production des décisions judiciaires. Nous envisagerons aussi le rôle qu’ils jouent pour permettre à certains justiciables de passer en appel, ce qui signifie alors avoir accès à une autre justice et à d’autres professionnel-le-s du droit travaillant dans des conditions différentes de celles dont leurs homologues en première instance font l’expérience. Des barrières à l’entrée et des mécanismes de la sélection opèrent dans l’accès à cette autre justice, ce que nous chercherons à objectiver en comparant les publics de la première instance et de l’appel ainsi que les résultats de ces recours. Notre enquête, qui s’appuiera en outre sur l’exploitation d’une base de données constituée à partir des dossiers de Cour d’appel, permettra donc d’objectiver les différences de conditions de travail et de traitement des affaires familiales par rapport à la première instance.