Fin de l’intervention liminaire d’Emilie Biland, en présentation de son livre, Gouverner la vie privée. L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec, Sciences Po, 23 janvier 2020.
« Ce livre défend l’idée que la rigueur, analytique et empirique, des recherches fonde la légitimité des sociologues à intervenir dans le débat public. La comparaison entre la France et le Québec elle-même nourrit cette portée politique : aller voir ailleurs est un moyen de penser d’autres possibles, sans céder au mirage du modèle à imiter. J’espère que les échanges qui vont suivre nous donneront l’occasion de discuter plus précisément de certains de ces enjeux politiques – du paiement des pensions alimentaires au rôle des juges aux affaires familiales, sans omettre les violences faites aux femmes.
Mais je ne peux terminer sans mentionner le contexte dans lequel ce « petit déjeuner » a lieu. Actuellement beaucoup de collègues sont mobilisé·es contre la réforme imminente des retraites et contre celle, annoncée, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Tant les résultats de ce livre que ses conditions de production m’amènent à être solidaire de ces mobilisations. D’abord, nos travaux mettent en évidence les difficultés de logement dans lesquels se trouvent un certain nombre de travailleurs précaires à l’issue de leur rupture conjugale, ceux-là mêmes qui seront pénalisés par le calcul de la retraite sur l’ensemble de la carrière. Ils soulignent aussi l’appauvrissement des femmes après les séparations, un appauvrissement qu’aggravera, à la retraite, la suppression programmée de la pension de réversion pour les divorcées et les conditions problématiques d’attribution du « bonus » pour les enfants.
Enfin, si j’ai pu mener à bien ces dix années de recherche sur le gouvernement de la vie privée, c’est parce que j’ai bénéficié d’un poste offrant une stabilité et des conditions de travail favorables, assez vite après mon doctorat. C’était à l’Université Laval, à Québec. Quatre ans plus tard, j’ai rejoint une université nettement moins dotée, à Rennes. J’y ai mesuré à quel point il était difficile de continuer à faire de la recherche, sans mettre en péril mon équilibre personnel voire ma santé. Je sais à quel point j’ai acquis, en rejoignant récemment Sciences Po, un statut privilégié dans un enseignement supérieur de plus en plus segmenté et hiérarchisé. Aujourd’hui, j’ai revêtu ce carré rouge, emblème du mouvement étudiant québécois du printemps 2012. Comme pour ces jeunes à l’époque, il symbolise mon attachement au service public de l’enseignement supérieur et, indissociablement, à la recherche comme bien commun. »